12 janvier 2005
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12 janvier 2005
Construction of One
Ce texte est la première ébauche dun livre en projet qui a pour titre provisoire Construcción de Uno. Louvrage décrira lactivité dun groupe demployés qui travaillaient ensemble dans une usine relativement expérimentale du nord de lEurope au début des années soixante-dix ; puis suivra lévolution de ces hommes après la fermeture récente de lusine. La vocation de lentreprise était la production dobjets de consommation, et ses méthodes novatrices visaient à améliorer les facteurs considérés nocifs dans la chaîne de montage traditionnelle. Le rachat de la société et la fermeture de lusine mettent au chômage la quasi-totalité des employés et place les plus âgés dans une situation particulièrement précaire. Comme la gestion de lentreprise est relativement progressiste, les employés bénéficient dindemnités de licenciement généreuses et dun préavis qui leur permettent de se retourner. Au fil du temps cependant les réserves dargent diminuent ; lignorance du sort qui les attend inquiète ces employés chaque jour davantage et coupés du monde du travail, ils se sentent de plus en plus isolés, aliénés. Nous retrouvons le groupe un peu plus tard. Il pourrait sagir du temps présent, mais le mieux serait de supposer quil sagit dune projection dans un avenir proche. Ils ont, pour la plupart, retrouvé un emploi semblable ou se sont insérés dans un nouveau secteur dactivité. Mais nombreux, encore sans emploi, viennent pour fuir lisolement en ville, se réunir sur les lieux de leur ancien travail pour évoquer le passé et tenter de trouver ensemble de nouvelles façons de collaborer. Au bout de quelque temps, leurs rencontres dans lusine de production désaffectée, sont quotidiennes. Ce qui les attire ici est le besoin de redonner un sens à leur existence, de retrouver le goût du travail déquipe et le sentiment dappartenance à une communauté. Ils remarquent que les portes du bâtiment administratif sont restées ouvertes. Les bureaux nont pas été placés sous scellés et personne ne les a endommagés. Les anciens employés commencent à passer leur temps dans les ateliers où ils travaillaient naguère. Ils regardent le paysage par les grandes baies vitrées aménagées au moment de la construction des bâtiments, en vue de rendre leur environnement de travail plus agréable. Autrefois, il leur fallait travailler le dos à la fenêtre. A présent, ils ont le loisir de sasseoir et de contempler la campagne à lentour tout en discutant de leurs projets davenir. Leurs sentiments à légard de lusine sont ambigus. Jamais ils nentreprendraient dendommager les lieux, mais se plaisent à en repenser la signalétique. Une partie de leur activité quotidienne consiste à reconfigurer les signaux et panneaux dinformations placés ici et là dans lusine si bien que la symbolique autrefois logique et opérationnelle est aujourdhui lindice du lien schizophrénique qui les rattache au lieu. Les méthodes de travail auxquelles ils avaient été habitués occultaient partiellement la notion dégalité absolue, la notion de vitesse de production, la notion de compétence technique, pour favoriser au contraire la notion de flexibilité du travail déquipe. Il sagissait de créer un complexe de relations dépendantes de lexpertise et du centre dintérêt de chacun, de réduire lennui, sans contrôler des heures effectuées par chacun au sein dune équipe donnée. Pendant un moment ils se demandent si la faillite de leur entreprise nest pas liée à ce déni dégalité. Mais daucune façon ils ne parviennent à réviser leur modèle communautaire ou à lui substituer de nouveaux modèles qui ne tiennent compte des différences et desiderata individuels. Plutôt que dinstaurer légalité pour tous et de traiter chacun comme sil était capable de travailler et penser au même rythme que les autres, ils décident de mettre au point une situation où il y aurait égalité de chacun devant la production. Leur environnement de travail conserverait sa souplesse nuancée et sa complexité ; ce qui serait investi par chacun serait récupéré sans addition, soustraction, déperdition ou surplus. Energie, matière, cognition et désir produiraient à part égale énergie, matière, cognition et désir.
Nous avons ainsi un groupe demployés qui travaillent au nord de lEurope. Il se trouve que tous soccupent de construction automobile, mais ils pourraient tout aussi bien produire dautres produits manufacturés. Il est souhaitable quil sagisse, en loccurrence, dun produit de consommation, et non de prestations de services. Il est également souhaitable que le produit ne soit pas exclusivement dépendant de la haute technologie. Il sagit de la création dune pièce volumineuse dont le montage délicat se traduit par des pressions indépendantes de la nature des composants eux-mêmes mais liées au contraire à la vérification précise des éléments et à la qualité de leur assemblage. Si une ancienne idée pouvait laisser penser que les employés produisent des relations plutôt que des objets, il est préférable que nous comprenions que la plupart du temps, ils ne produisent que des voitures ou des camions.
Ils sont bien rémunérés et les chaînes de montage tournent sept jours sur sept. Il sest établi entre propriétaires, directeurs et ouvriers une relation satisfaisante. Autrefois, il y avait des grèves, mais il est possible à présent de négocier avant denvisager ce moyen ultime. Dune certaine manière la situation a évolué si bien que tous les employés de lusine ont le sentiment davoir investi une part deux-mêmes dans lusine et, inversement, den dégager pour eux-mêmes une partie des bénéfices. Les directeurs sont pour la plupart originaires de la région et sont issus des mêmes écoles que les ouvriers de la chaîne de production. Ici, pas de sentiment hiérarchique dominant mais limpression générale que certains savent mieux organiser et que dautres ont une préférence pour le travail manuel. Lentreprise compte autant dhommes que de femmes, et quelques émigrants récemment intégrés au sein de la communauté y sont bien représentés. Des employés handicapés travaillent en chaise roulante ; certains sont malvoyants, dautres sourds. Lusine a toujours accueilli sans discrimination qui manifestait le désir dy venir travailler. Certains employés préfèrent une occupation qui les conduit à réfléchir à lextérieur du lieu de travail, dautres préfèrent venir travailler à heures fixes et rentrer chez eux sans se poser de questions sur la journée passée ni se préoccuper de celle du lendemain. Initialement, la plupart des directeurs étaient attachés à la chaîne de montage, mais ayant ultérieurement reçu à leur initiative une formation complémentaire, ils ont accédé à des postes supérieurs. Cette usine produit des voitures et autres véhicules de qualité à un prix relativement élevé, qui sont pour la plupart destinés à lexportation. Ils sont appréciés à létranger pour la qualité des pièces, la précision du montage et leur grande fiabilité. Ces véhicules ne se dégradent pas rapidement ne rouillent pas et le constructeur automobile fait des efforts de recyclage. Socialement, la voiture est généralement considérée comme un symbole de précision, de stabilité, de responsabilité et dindividualisme. Lusine produit ainsi des symboles à valeur pragmatique. Si ces produits existent, cest que les gens préfèrent se déplacer en voiture ; lorsquils en ont les moyens, ils demandent à la voiture dêtre respectueuse de lenvironnement, davoir une longue résistance à lusure et de nêtre aucunement ostentatoire. Ainsi posséder une voiture de ce constructeur automobile indique chez son propriétaire un désir démocratique de nivellement social. Tel professionnel qualifié choisira cette voiture pour sa résistance, telle autre personne aux revenus modestes, qui ne pourra soffrir que deux voitures au cours de sa vie active la choisira-t-elle pour sa longévité.
Il faut réfléchir assidûment à la situation de ce groupe de personnes, autrefois employées dans un lieu de production qui, peu avant son implosion et son absorption par une structure visiblement plus prédatrice, mettait en uvre des modèles comportementaux avant-gardistes, revenant aujourdhui sur un site désaffecté, pour sy réunir et rejouer le balancement désormais fictif entre travail isolé et travail déquipe. Il apparaît quil produisaient réellement quelque chose qui a offert la base dun modèle de productivité au groupe parasitaire qui leur arracha finalement la production des mains. En dautres termes, leurs méthodes davant-garde ont été adoptées avant toute chose comme des outils de propagande flatteurs pour limage de marque. Les changements quelles ont pu apporter à lentreprise, furent abandonnés, livrant la structure sociale de lusine à la déstabilisation et à la corruption. La flexibilité élaborée naguère par ces travailleurs, sest retournée contre eux. Elle en a fait des mutants. Éléments de la chaîne de production, ils sont que cela leur plaise ou non contraints de sadapter, partir ou évoluer. Ils ne produisent plus désormais dobjets de consommation, mais exécutent des simulations de modèles opérationnels. Ces simulacres fonctionnent comme une mise en garde pour qui ceux qui sont impliqués dans des modèles comportementaux plus aliénants encore. Nos acteurs comprennent ainsi quils ont été manipulés mais ont eu, pendant quelque temps, le loisir de survivre au sein dun environnement de travail relativement moderne et progressiste. Et ceci plus longtemps que leurs semblables disséminés ailleurs dans le monde car il y avait dans leur existence un capital culturel.
Il faut considérer avec attention lidée du lieu de production. Ce lieu peut être dun type nouveau, ou résulter de lassociation de modèles anciens. Il intègre probablement certaines séquences dactivité nouvellement instaurées et il est en conséquence, à présent, le site de messages contradictoires. Il se peut quil appartienne à une culture ou à une situation qui ne possède pas le capital de base qui semble le consolider. Le symbolisme de ce lieu est local, pourtant il ne puise aucunement dans les ressources locales, pas plus quil napporte grand chose à ceux qui le servent et le consomment localement. Tout ou presque est pour ainsi dire importé et exporté sans produire dautre impact sur la région. Des stratagèmes sophistiqués sont mis en uvre par ceux qui sont chargés de la médiation et de la pérennité de ce lieu de production, de manière à ce que de façon continue se reforment et se divisent les groupes engagés dans la productivité locale. Agréger et désagréger les groupes humains à linfini, est semble-t-il la règle du jeu. Lindividu éprouve un besoin impératif de solitude lorsquil a été livré à cette fluctuation ininterrompue des groupes, des concepts et des systèmes. Toutes les personnes employées dans cette unité de production font lobjet de pressions qui garantissent leur besoin disolement du groupe, non pour leur permettre de sabsorber dans une auto analyse fertile, mais les laisser se remettre de limpact dune situation paradoxale. Cela pourrait suggérer une potentialité négative, or il ne sagit ici que de la dynamique spécifique au lieu. Il nest pas nécessaire dextrapoler à partir du lieu considéré et de voir là un modèle valable pour toutes les situations. De nouveaux modèles naissent tous les jours ailleurs.
Tandis que lusine, comprimée, subit lérosion de la crise rampante qui transforme les ouvriers en unités flexibles survient le jour où lunité de production est contrainte de revenir aux méthodes traditionnelles du montage, avec des automobiles qui se déplacent à une vitesse fixe, imposant à chacun lobligation de travailler aussi vite que possible pour maintenir la cadence. Peu de temps après, on annonce que lusine va fermer définitivement. Ce qui nous préoccupe ici est la séquence de questions qui surgissent au moment où les anciens employés décident de redevenir productifs en termes réels et se concentrent en particulier sur la question de la modification des rapports de production, rapports qui les rendent en partie responsable de la baisse du potentiel. Ils essaient de mettre au point un concept de production basé sur légalité de linput et de loutput. Ils veulent créer un modèle déconomie égalitaire. Ils sont à la recherche dun équilibre qui na plus rien à voir avec les idées traditionnelles dharmonie et defficacité. Ils considèrent la production comme un jeu : ils remplacent la valeur dune chose par son équivalent en termes dénergie, temps, idéologie et potentialité. Leur idée est de créer une révolution permanente, qui ne cessera de renverser et de remplacer les structures par leur miroir ou équivalent tandis que les hommes et les concepts fluctuent de façon permanente pour que soit maintenue cette situation nouvelle. Au fur et à mesure que le temps passe, ils perdent la notion des drames et catastrophes qui se produisent autour deux car ils ont trouvé le moyen danesthésier les contradictions de leur condition en superposant, les uns au-dessus des autres, une foule de paradoxes et jeux mentaux.
Au fil du temps, ils reconfigurent entièrement lenvironnement de leur lieu de travail. Ils écrivent sur les murs et dessinent au sol des diagrammes qui révèlent le déroulement de leurs pensées, faux départs et évolutions erronées. De nouvelles fenêtres sont percées, dégageant de nouvelles perspectives. Elles les rapprochent des espaces extérieurs, sources danxiété, tout en les tenant à distance : une image plutôt quune expérience. Certains dentre eux travaillent des nuits entières et si vous passez en voiture devant lusine, vous pouvez les voir derrière les fenêtres, engagés dans de longues discussions et dinterminables exposés. Ils essaient de trouver le moyen qui leur permettra de convertir intégralement dans une forme différente, tous les objets et toutes les idées de sorte que ceux-ci objets et idées ne puissent daucune manière leur être dérobés, ou faire lobjet de réductions. Cette quête les épuise, mais ils sont heureux. Le travail quils simposent est destructeur pour eux-mêmes mais il engendre matière à discussion et constitue de la sorte un nouveau forum. Leur focalisation sur des échanges entre deux personnes en face à face en garantit lépuisement. Leur désir de créer une économie égalitaire contient les prémices dune faillite rapide. Ils ont créé de nombreux modèles, des équations et des diagrammes, qui leur assurent que tout peut être échangé et, simultanément, rester identique à soi-même.
Traduction française : Solange Schnall
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